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  • CUB 19037

    TRADUCTION

    DANS L'AFFAIRE DE la Loi sur l’assurance-chômage

    - et -

    d'une demande de prestations présentée par
    Frederick LANGOR, Frank NORMAN,
    Eugene WORTHMAN et George McGRATH

    - et -

    d'un appel, interjeté par les prestataires auprès du juge-arbitre,
    de la décision d'un conseil arbitral rendue le
    12 janvier 1990, à St. John's (Terre-Neuve)


    DÉCISION DE LA COUR D'APPEL FÉDÉRALE CORRESPONDANTE : A-270-91


    DÉCISION

    LE JUGE MARTIN

    Les prestataires interjettent appel de la décision d'un conseil arbitral confirmant celle d'un agent d'assurance de les exclure du bénéfice des prestations à partir du 17 juillet 1989, en application du paragraphe 31(1) de la Loi sur l'assurance-chômage, parce qu'ils ont perdu leur emploi en raison d'un arrêt de travail dû à un différend de travail survenu à l'endroit où ils occupaient leur poste.

    Les prestataires sont charpentiers et membres de la section 579 de la Fraternité unie des charpentiers et menuisiers (ci-après appelés les charpentiers). Ils travaillaient à la construction d'une installation de service public lorsque, le 17 juillet 1989, ce projet a été interrompu par la section 764 de l'Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural et ornemental (ci-après appelés les travailleurs du fer). Au début de cette grève, les travailleurs du fer ont installé un piquet de grève, que les charpentiers ont refusé de franchir. La Commission a établi que le refus des prestataires de franchir la ligne de piquetage équivalait à une participation à la grève et, puisqu'ils avaient perdu leur emploi du fait de cette participation, les a exclus du bénéfice des prestations pour la durée de la grève.

    De leur côté, les prestataires prétendent :

    1. qu'ils ont perdu leur emploi parce que leur employeur a interrompu le projet dès que la grève a commencé;

    2. que même si leur perte d'emploi a tout d'abord été justifiée par le fait qu'ils aient refusé de franchir la ligne de piquetage, lorsque leur employeur a décidé d'interrompre le projet, quelques jours après le début de la grève, cette raison ne pouvait plus être invoquée, et qu'il s'agissait donc d'une mise à pied de la part de l'employeur;

    3. que le fait de refuser de franchir la ligne de piquetage du syndicat en grève n'équivalait pas, dans les circonstances évoquées, à une participation à la grève, parce que les prestataires avaient de bonnes raisons de craindre des réactions de violence pour le cas où ils auraient franchi le piquet de grève.

    Le conseil a considéré que chacun des quatre prestataires avait perdu son emploi par suite d'un arrêt de travail dû à un différend de travail qui s'est produit sur les lieux où il était employé. Bien que chacune des décisions rendues ne soit pas formulée de la même façon, elles sont imputables au même conseil, qui s'est appuyé sur les mêmes témoignages. Il semble clair que dans chaque cas, le conseil a basé sa décision sur le fait que chaque prestataire a participé au conflit de travail de par son refus de franchir la ligne de piquetage établie par les travailleurs du fer.

    Dans ses conclusions relatives à chaque cas, il semble que le conseil se soit basé sur l'extrait de la décision rendue par le juge Dubinsky dans le cas du CUB 10182 (Hubert Roy), extrait cité dans les observations de la Commission au conseil arbitral, et qui se présente comme suit :

    «On trouve une jurisprudence abondante portant que le refus, de la part des travailleurs, de franchir un piquet de grève établi par un syndicat permet de présumer qu'ils «participent» au différend de travail aux termes du paragraphe (2) de l'article 63 de la Loi. Cette présomption peut être réfutée au moyen de preuves attestant que le refus n'était pas volontaire, au moyen, circonstances données, les réclamants éprouvaient la crainte, fondée et réelle, de s'exposer à des actes de violence s'ils tentaient de franchir le piquet. Voir les décisions CUB-1019, CUB-1034, CUB-1109, CUB-1266 et CUB-1906. Dans le dernier cas cité, le juge-arbitre a révisé la jurisprudence.»
    Bref, à mon avis, je considère être conforme à la jurisprudence établie le refus d'un réclamant de traverser la ligne de piquetage constitue une preuve prima facie qu'il «participe» à un différend de travail au sens de ce mot dans l'article 44(2) de la Loi, et cette présomption dure tant et aussi longtemps qu'il est prouvé que le refus ne constitue pas un retrait volontaire de main-d'oeuvre.[TRADUCTION]

    Il est tout aussi clair que le conseil n'a pas accepté l'explication des prestataires, qui ont dit ne pas avoir cessé de travailler volontairement, mais parce qu'ils craignaient d'être agressés physiquement s'ils avaient franchi la ligne de piquetage.

    Le conseil n'a pas spécifiquement déterminé si la perte d'emploi des prestataires était due à leur refus de franchir la ligne de piquetage, ou à la décision de leur employeur d'interrompre le projet, au moment où la grève a commencé ou à une date ultérieure. J'utilise le terme «spécifiquement» parce qu'à mon avis, les décisions rendues par le conseil supposent nécessairement qu'il n'a pas accepté les arguments des prestataires, lesquels ont précisément imputé leur perte d'emploi à l'interruption du projet au début de la grève ou quelque temps après.

    Lors de l'audience que j'ai présidée, l'avocat représentant les prestataires a demandé que les dossiers de Frank Norman, Eugene Worthman, Frederick Langor et George McGrath soient traités comme une seule affaire, de même que ceux de Cristopher Shea et de Martin Burton, et enfin que le dossier de David Petten soit traité séparément. Il a justifié cette demande par le fait que trois sites différents sont en cause. Les quatre premiers prestataires travaillaient à la construction d'une installation de service public, le deuxième groupe à des travaux de construction dans une université, et Petten participait à la rénovation d'un immeuble d'habitation. Bien que les faits relatifs à chaque site soient similaires, l'avocat représentant les prestataires a considéré que les différences étaient suffisantes pour que les demandes relatives à chaque site soient entendues séparément. L'avocat représentant la Commission a accepté cet argument.

    Bien que j'aie accepté que l'affaire soit traitée de la manière décrite ci-dessus, il m'apparaît aujourd'hui qu'il ne s'agissait pas nécessairement de la méthode la plus appropriée, à cause des arguments avancés par les quatre prestataires, ainsi que par les prestataires travaillant sur les autres sites, qui ont tous dit avoir refusé de franchir la ligne de piquetage parce qu'ils craignaient véritablement pour leur sécurité. Cette notion de crainte fondée, qui n'assimile pas le fait de refuser de franchir une ligne de piquetage à la participation à un arrêt de travail, constitue une preuve pour chacun des prestataires. Les faits qui font naître un sentiment de crainte chez une personne peuvent ne susciter absolument aucune inquiétude chez une autre. C'est pourquoi il faut traiter cet aspect des arguments des prestataires au cas par cas. Toutefois, à la lumière du témoignage des prestataires concernés, une telle démarche est sans conséquence, étant donné qu'il existe très peu d'éléments prouvant que ces prestataires craignaient pour leur sécurité dans l'éventualité où ils auraient décidé de franchir la ligne de piquetage du syndicat gréviste.

    En examinant les déclarations de chacun des prestataires, je constate que les membres du syndicat des charpentiers ont respecté la ligne de piquetage des travailleurs du fer, que chacun des prestataires était sensé travailler après le début de la grève, qu'ils ont tous cessé de travailler à cause de la grève et n'ont jamais essayé de franchir la ligne de piquetage. Je prends également note des déclarations du représentant de l'employeur, qui a qualifié la conduite des grévistes de «correcte», et du fait que rien ne prouvait ni n'indiquait que les prestataires ayant décidé de franchir la ligne de piquetage seraient menacés de représailles violentes.

    J'ai examiné attentivement la transcription de l'audience du conseil arbitral, pour constater que c'est seulement à ce moment-là, soit quatre mois après le début de la grève, que les prestataires ont justifié leur refus de franchir la ligne de piquetage par la crainte d'une éventuelle agression physique.

    Norman et McGrath ont déclaré qu'ils avaient franchi la ligne de piquetage lorsqu'ils se sont rendus au travail le 17 juillet 1989, mais que les travailleurs du fer leur avaient demandé de s'en aller, ce qu'ils ont fait sans discuter. Ils ont tous deux déclaré que leur syndicat leur avait demandé de respecter le piquet de grève des travailleurs du fer. Selon Norman, il était possible qu'un des travailleurs du fer s'en prenne à lui après son retour au travail s'il avait franchi la ligne de piquetage, mais sa réponse a été évasive lorsqu'on lui a demandé précisément si c'est par peur pour sa sécurité qu'il n'avait pas franchi la ligne de piquetage.

    McGrath s'est contenté de déclarer que lorsqu'il est arrivé au travail, la ligne de piquetage était en place et que les travailleurs du fer lui ont dit qu'il pouvait entrer, prendre ses outils, et repartir. Il n'a pas dit qu'il craignait pour sa propre sécurité ou qu'il avait été menacé, pas plus que Langor ou Worthman, d'ailleurs.

    Après avoir pris connaissance de la transcription de l'audience et écouté l'enregistrement, j'en déduis que la raison invoquée constituait simplement une excuse avancée pour les besoins de la discussion. Bien que, durant l'audience, le représentant des prestataires ait tout fait (en orientant ses questions aux membres du conseil) pour établir que Norman craignait pour sa sécurité, ce dernier n'a admis qu'avec réticence que cela avait pu être le cas, mais a évité de répondre à la question directe qui portait sur les raisons de son refus de franchir la ligne de piquetage.

    À mon avis, le conseil a correctement évalué la situation en ne prenant pas cette question en considération, étant donné qu'aucune preuve tangible ne permettait d'établir que les quatre prestataires avaient refusé de franchir la ligne de piquetage parce qu'ils avaient de bonnes raisons de craindre pour leur sécurité.

    Intéressons-nous maintenant au premier et au deuxième argument des prestataires, à savoir le fait que leur perte d'emploi n'était pas imputable à l'arrêt de travail dû au conflit de travail, mais à l'interruption du projet par l'employeur dès que la grève a commencé ou quelques jours plus tard.

    À ce sujet, les prestataires se fiaient au témoignage de M. Michael Anthony, responsable de l'administration des contrats de construction de l'employeur. Il a déclaré qu'une fois le projet bloqué par les travailleurs du fer, il était impossible de le mener à bien sans eux et que l'employeur avait donc décidé de l'interrompre.

    Selon M. Anthony, la date effective d'interruption du projet correspond au jour où la grève a été déclenchée, mais si les prestataires avaient franchi la ligne de piquetage, le travail se serait poursuivi deux ou trois jours, au plus. À la fin de son témoignage, Anthony a déclaré, quoique d'une manière peu claire, que la décision d'interrompre le projet et de mettre à pied les employés qui avaient refusé de franchir la ligne de piquetage a été prise moins d'une semaine après le début de la grève.

    Lorsqu'on ajoute à ce témoignage ceux de Norman et McGrath, qui ont déclaré que leur syndicat leur avait demandé de respecter la ligne de piquetage des travailleurs du fer, il est clair que les prestataires ont perdu leur emploi ce 17e jour de juillet 1989 parce qu'ils ont refusé de franchir la ligne de piquetage, et pas à cause d'une mise à pied ou de l'interruption du projet par l'employeur. Il est tout aussi clair que dans de telles circonstances, et conformément à la jurisprudence, les prestataires ont participé à la grève de par leur refus de franchir la ligne de piquetage et ont été exclus à juste titre du bénéfice des prestations, du moins à ce stade.

    Cela nous amène au second argument des prestataires, qui est le suivant : si l'on suppose qu'ils ont été exclus à juste titre du bénéfice des prestations pour les raisons exposées au paragraphe précédent, n'aurait-il pas fallu mettre fin à leur inadmissibilité lorsque l'employeur a interrompu le projet et les a mis à pied? Dans le cadre de leur argumentation, les prestataires cherchent à appliquer le principe énoncé par la Cour d'appel dans l'affaire n° A-181-83, Imbeault et al. c. la Commission de l'assurance-chômage.

    Dans ce cas, les prestataires, qui avaient été exclus à juste titre du bénéfice des prestations en vertu des circonstances décrites au paragraphe 31(1), ont demandé que leur inadmissibilité soit annulée pour la période de l'année durant laquelle l'employeur avait interrompu le projet et les avait mis à pied.

    En rejetant l'appel des prestataires, le juge J.A. Pratte a fait les observations suivantes aux pages 3 et 4 :

    [TRADUCTION]
    Les appelants prétendent que la décision du juge-arbitre est contraire à la Loi, en ce sens qu'elle ne correspond pas à l'interprétation que d'autres juges-arbitres ont faite par le passé de l'article 44(1), notamment dans les décisions CUB-1121, 3102 et 3265. Par ces décisions, qui s'appliquent à des affaires où le prestataire a été exclu du bénéfice des prestations en vertu du 44(1), l'inadmissibilité cesse lorsqu'il peut établir que, même en l'absence de différend de travail, il n'aurait pas pu travailler. Les juges-arbitres ont rendu de telles décisions parce que, selon eux, le différend de travail n'est plus alors la cause réelle de la cessation d'emploi du prestataire.
    Pour que le juge-arbitre puisse être accusé de ne pas s'être inspiré de ces «précédents», il faudrait qu'ils soient conformes au libellé de l'article 44. Il ne me semble pas que ce soit le cas. Bien que les décisions prises par le juge-arbitre aient bien été motivées par un souci d'équité, je considère qu'elles ne correspondent pas au libellé de la Loi, qui stipule que l'inadmissibilité imposée par l'article 44(1) ne cesse que lorsque survient l'une des situations décrites aux alinéas (a), (b) ou (c) de ce paragraphe. Je ne crois pas qu'il soit possible de considérer que ces alinéas signifient que l'inadmissibilité prend fin lorsque le différend de travail cesse d'être la cause réelle de la perte d'emploi.

    J.A. Hugessen, qui était opposé à J.A. Pratte, a déclaré ce qui suit :

    [TRADUCTION]
    À mon avis, l'emploi du passé du verbe «perdre» dans la première phrase nous ramène inévitablement au moment où le prestataire s'est retrouvé sans emploi. C'est la raison pour laquelle il a perdu son emploi à ce moment précis, et non la raison pour laquelle il s'est retrouvé au chômage par la suite, qui justifie son inadmissibilité. Une fois établie, l'inadmissibilité demeure jusqu'à ce que se produise l'une des trois situations énoncées aux alinéas (a), (b) et (c). En d'autres termes, la question qu'il faut se poser est la suivante : «Comment le prestataire a-t-il perdu son emploi au départ?» et «Pourquoi le prestataire est-il au chômage actuellement?». Donc, une fois qu'un prestataire a perdu son emploi pour la raison énoncée à l'article 44(1), il est frappé d'inadmissibilité; il le demeure tant que les conditions décrites aux alinéas (a), (b) et (c) ne se sont pas produites, même si, en l'absence de différend de travail, il aurait quand même perdu son emploi pour une autre raison.

    Il me semble que l'affaire relative aux prestataires susmentionnés tombe sous le coup des principes énoncés dans la décision Imbeault. Étant donné que j'ai déjà exprimé mon accord avec le conseil qui, en vertu du paragraphe 31(1), a considéré que les prestataires étaient exclus à juste titre du bénéfice des prestations, c'est bien pour la raison invoquée qu'ils ont perdu leur emploi. Les prestataires prétendent que, parce que l'employeur a interrompu le projet et les a mis à pied, le conseil aurait du se demander «pourquoi les prestataires se sont retrouvés sans emploi après cet événement». Conformément à la décision Imbeault, la réponse à cette question n'est pas pertinente.

    En conséquence, puisque je ne peux relever aucune erreur dans les décisions du conseil, l'appel de chacun des prestataires est rejeté.

    (Leonard A. Martin)

    juge-arbitre

    Ottawa (Ontario)
    Le 14 janvier 1991

    2011-01-16