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    CUB 43320

    TRADUCTION

    DANS L'AFFAIRE DE LA LOI SUR L'ASSURANCE-EMPLOI

    - et -

    d'une demande de prestations présentée par
    LEONARD W.H. CHAN

    - et -

    d'un appel interjeté devant le juge-arbitre par le prestataire à
    l'encontre d'une décision du conseil arbitral rendue à
    Etobicoke (Ontario) le 28 novembre 1996.

    DÉCISION

    LE JUGE MULDOON

    Le prestataire, Leonard W.H. Chan, en appelle de la décision unanime du conseil arbitral confirmant la décision de l'agent de l'Assurance selon laquelle le prestataire n'avait pas droit d'antidater sa demande de prestations au 28 mai 1996, car il n'avait pas établi que pendant la période entre le 28 mai 1996 et le 16 août 1996 il avait un motif valable de retarder le dépôt de sa demande, comme l'exige le paragraphe 10(4) de la Loi sur l'assurance-emploi, S.C. 1996, chap. 23 [ci-après : la « Loi »].

    Les faits

    Les faits sont assez simples. Le prestataire a été employé comme manœuvre chez Manpower Temporary Services du 22 décembre 1995 au 27 mai 1996. Une période de prestations a été établie à compter du 19 août 1996, date à laquelle le prestataire a déposé sa demande initiale de prestations. À ce moment, le prestataire a également déposé une demande pour antidater sa demande de prestations. Sa raison du retard du dépôt se lit comme suit :

    Lorsque j'ai terminé ma dernière affectation chez Manpower, on m'a dit qu'il n'y avait pas beaucoup de travail en ce moment et qu'il n'y n'aurait rien pendant quelques semaines. Après deux mois, on m'a dit que si l'on n'avait pas d'emploi pour moi, on devrait alors me donner ma paye de vacances et mon relevé d'emploi. Trois semaines plus tard, on m'a envoyé mon relevé d'emploi par la poste. Manpower est une agence de placement temporaire et j'ai toujours recherché d'autres emplois entre les affectations – je ne savais tout simplement pas qu'on ne me rappellerait pas après le dernier travail auquel on m'a affecté.

    [TRADUCTION]

    (pièce 5)

    Le 25 septembre 1996, après avoir reçu les cartes de déclaration datées de la journée de la demande de prestations, le prestataire a écrit à la Commission pour demander une explication écrite de la raison pour laquelle ses prestations n'étaient pas rétroactives ainsi que de l'information sur la façon d'en appeler. Dans sa réponse, datée du 1er octobre 1996, la Commission a informé le prestataire qu'il n'avait pas droit d'antidater sa demande au 28 mai parce qu'il n'avait pas établi qu'entre cette date et le 16 août 1996 il avait un motif valable de retarder sa demande de prestations, comme l'exige la Loi.

    La décision du conseil

    Le prestataire a interjeté appel de cette décision devant un conseil arbitral, qui a confirmé à l'unanimité la décision de la Commission et rejeté l'appel du prestataire. Dans leurs conclusions, les arbitres déclarent :

    L'appelant a dit que sa demande [sic : avait été] déposée en retard parce que Manpower Temporary Agency (l'employeur) avait tardé à lui remettre son relevé d'emploi. Après une attente de deux mois, tout en recherchant activement du travail, il a communiqué avec son employeur et lui a demandé de lui envoyer son relevé d'emploi. Il a déclaré que trois semaines plus tard, il a reçu [sic : le] document et qu'il a alors présenté sa demande.

    L'appelant avait reçu des prestations d'assurance-chômage antérieurement.

    Le conseil est d'avis que l'appelant n'a pas fait ce qu'une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances. Il aurait dû communiquer avec son employeur plus tôt concernant les documents; l'ignorance n'est pas une excuse. L'appelant a reçu des prestations d'assurance-chômage dans le passé et il aurait dû mieux savoir quelles étaient ses options.

    [TRADUCTION]

    (pièce 10-2)

    Le prestataire en appelle maintenant devant un juge-arbitre pour le motif exposé dans le paragraphe 80c) [dorénavant le paragraphe 115(2)c)], alléguant que les arbitres ont fondé leur décision sur une conclusion de fait erronée tirée d'une façon absurde ou arbitraire ou sans égard à la documentation dont ils disposaient.

    La représentation du prestataire

    La position que soutient le prestataire est que le retard qu'il a mis à demander les prestations était raisonnable. Après sa dernière affectation avec Manpower, il s'attendait à recevoir un appel pour une autre affectation, bien que l'agence lui ait dit qu'il n'y aurait rien pour lui pendant quelques semaines. Tout en attendant un appel, qui n'est jamais venu, pendant les deux mois suivants, le prestataire a continué de rechercher du travail, quoique sans succès (pièce 13-3). Le prestataire affirme que pendant cette période il n'attendait pas son relevé d'emploi, point sur lequel il croit que les arbitres ont erré. Enfin, le prestataire demande pourquoi les arbitres ont jugé nuisible à sa demande qu'il consacre deux mois à chercher du travail avant de demander les prestations (lettre datée du 3 février 1997).

    La représentation de la Commission

    La Commission prétend que les arbitres ont pris leur décision conformément à la jurisprudence existante sur la question des demandes antidatées. De plus, les arbitres n'ont pas considéré que le prestataire était disponible pour un emploi pendant la période de retard en question et qu'il a attendu de recevoir son relevé d'emploi pour déposer sa demande. Après considération de ces faits, les arbitres ont conclu que le prestataire n'a pas agi comme l'aurait fait une personne raisonnable dans les mêmes circonstances (pièce 15-4).

    Question

    La seule question de cet appel est de savoir si le prestataire avait un motif valable de retarder sa demande de prestations au sens du paragraphe 10(4) de la Loi.

    Analyse

    Le paragraphe 10(4) de la Loi permet qu'une demande initiale de prestations soit considérée comme ayant été faite un jour précédant celui où elle est faite en réalité. Pour se prévaloir de cet article, il incombe au prestataire de démontrer un motif valable pour chaque jour de retard de la demande. La Loi ne définit pas l'expression « motif valable ». La jurisprudence soutient de façon constante que s'il a été établi qu'un prestataire a fait ce que ferait une personne raisonnable dans les mêmes circonstances, il existe un motif valable. Dans l'arrêt faisant autorité, Procureur général du Canada c. Albrecht, [1985] 1 C.F. 710, le juge Marceau de la Cour d'appel fédérale exprime clairement le critère ainsi :

    Selon moi, lorsqu'un prestataire fait défaut de déposer sa demande en temps opportun et que son ignorance de la loi est en fin de compte la raison de son défaut, il doit pouvoir satisfaire à l'exigence d'avoir un « motif valable » s'il peut démontrer qu'il a fait ce qu'aurait fait une personne raisonnable dans sa situation pour s'acquitter de ses droits et obligations devant la Loi. Cela signifie que chaque affaire doit être jugée selon ses propres faits et, à cet égard, il n'existe aucun principe clair ni d'application facile; une appréciation partiellement subjective des circonstances est nécessaire, ce qui exclut la possibilité d'un critère exclusivement objectif.

    [TRADUCTION]

    La cause du retard, plutôt que la durée, constitue le point important de la question du motif valable; lorsqu'on a établi un motif valable pour la période, il importe peu de connaître la durée : un motif valable ne se détériore pas (CUB 12995A).

    En vertu de la Loi, le droit aux prestations commence après le dépôt de la demande initiale. Toutefois, l'exception prévoyant l'antidate reconnaît que dans certaines circonstances un prestataire ne doit pas être privé de prestations auxquelles il a autrement droit s'il existe un motif valable au retard de la demande. L'efficacité administrative est souvent la raison invoquée pour appliquer cet article. Selon l'argument, les demandes en retard pourraient causer un préjudice à la Commission et une avalanche anticipée de telles réclamations retarderait indûment toute l'administration de la Loi.

    Assurément, il est dans les meilleurs intérêts d'un prestataire de s'abstenir de retarder sa demande de prestations. Idéalement, tous les prestataires seraient encouragés activement à remplir les formulaires pertinents dès le premier jour où ils sont admissibles aux prestations. Toutefois, dans le monde réel, ce ne sont pas tous les prestataires éventuels qui réagissent à la perte d'emploi avec le zèle auquel s'attendent les administrateurs de la Loi. Les prestataires n'existent pas pour le bon plaisir de la Commission : la Loi et la Commission existent pour les prestataires. De fait, les prestataires peuvent avoir d'autres préoccupations vraisemblablement plus pressantes qui occupent leur esprit à cette période souvent très stressante. Dans CUB 12995A, le juge-arbitre souligne :

    De plus, on rencontre rarement, sinon jamais, un prestataire qui, tout en voulant recevoir des prestations, adopte l'attitude de quelqu'un qui sait délibérément qu'il n'a aucun motif valable justifiant le retard ou qui ne se préoccupe pas consciemment de ne pas avoir de motif valable, embarrassant [sic] simplement la Commission en ne faisant rien et en la trompant jusqu'à ce que la demande de prestations soit finalement vraiment très en retard.

    [TRADUCTION]

    Les arbitres ont manifesté une attitude trop blasée ou ont fait preuve de trop de négligence (sinon de partialité, mais ce n'est pas prouvé) pour avoir accordé au prestataire une audition juste. Peut-être sont-ils surchargés de travail à cause de leur programme d'auditions trop chargé. Ils ont commencé leur décision écrite (pièce 10-2), juste avant le passage cité ci-dessus, par une observation formulée péjorativement :

    L'appelant, Leonard Chan, a fait défaut de comparaître devant le conseil pour présenter sa cause.

    [TRADUCTION] (c'est moi qui souligne)

    C'est comme si le prestataire (l'appelant) se préoccupait très peu de son appel. Le prestataire a avisé les arbitres par écrit que, parce qu'il était engagé dans un emploi à plein temps à l'automne 1996, il ne pourrait participer à leur audition :

    Actuellement, j'occupe un emploi permanent à plein temps et je ne crois pas pouvoir assister à l'audience ni me faire représenter à l'audience.

    [TRADUCTION]

    (pièce 8-1)

    Pourquoi les arbitres ne l'ont-ils pas dit correctement? Le prestataire ne méritait pas d'être caractérisé comme les arbitres l'ont fait. Y avait-il là une expression inconsciente de partialité?

    Il est à noter ici que les arbitres ont cité une proposition de droit erronée dans leurs raisons, soit « l'ignorance n'est pas une excuse », et semblent avoir fondé, en partie, leur décision sur cette proposition. Cette maxime, prenant parfois la forme de ignorantia juris non excusat, appartient correctement au domaine du droit criminel et ne devrait pas s'appliquer à la législation sociale, qui vise à alléger les conditions difficiles d'un chômage involontaire (voir les CUB 18339 et 12316). De plus, depuis les raisons invoquées par le juge Marceau dans Albrecht, l'ignorance de la loi n'empêche plus une conclusion de motif valable; les prestataires peuvent toujours avoir droit d'antidater leur demande s'ils démontrent qu'ils ont agi d'une manière raisonnable.

    Les arbitres ont conclu à tort que le prestataire ignorait la loi (et qu'il n'avait donc aucune excuse). Maintenant, si on ignore la loi (même si, comme les arbitres l'ont soutenu bizarrement, on devrait mieux savoir), comment se comporte-t-on d'une manière raisonnable? Après tout, on ne sait pas ce que la loi stipule et ce juge-arbitre, qui a plus de 15 ans d'expérience dans cette fonction, spécule que peu d'assurés de la Commission, s'il en existe, (c'est-à-dire, en fin de compte, les prestataires) savent même comment s'y prendre pour connaître la loi, si en fait leur ignorance les amène à le faire. Ces prestataires ne se comportent pas déraisonnablement, car leur ignorance de la loi est une preuve certaine qu'ils ne peuvent pas trouver comment y remédier. Après tout, les prestations d'assurance-emploi sont très importantes pour la plupart des prestataires comme moyen de subsistance vitale sur le plan purement alimentaire. Dans une affaire si importante, si les prestataires pouvaient s'épargner des temps difficiles sans les prestations d'assurance-emploi pour les soutenir, en apprenant le droit, ils le feraient sûrement.

    Comme le dévoile la preuve, la conduite du prestataire, en tant que question de droit fondée sur les faits, a été raisonnable, étant donné son ignorance des exigences légales et réglementaires que les arbitres et la Commission lui demanderaient d'avoir connues. En premier lieu, son employeur lui ayant dit qu'il serait mis en disponibilité pendant quelques semaines, le prestataire s'est abstenu de demander des fonds de l'assurance, mais il s'est plutôt mis à la recherche d'un emploi. Après deux mois, toujours à la recherche d'un emploi, le prestataire a finalement conclu (comme toute autre personne qui n'est pas clairvoyante) qu'il ne serait pas rappelé de sitôt et il a demandé sa paye de vacances et son relevé d'emploi. Il les a reçus trois semaines après. C'est alors que le prestataire a demandé des prestations.

    Il est assez certain que s'il avait su que la Loi et le Règlement imposaient l'obligation de demander les prestations plus tôt pour qu'elles soient rétroactives, il l'aurait fait, mais il ne connaissait pas les dispositions de la Loi ni celles du Règlement, comme l'ont justement constaté les arbitres en réprimandant à tort le prestataire de n'avoir aucune excuse. Les arbitres interprètent la législation à cet égard comme si elle fournissait une excuse pour ne pas payer des prestations rétroactives. Le but de la Loi et du Règlement est de remettre des prestations à ceux qui perdent leur emploi involontairement. Le but de la Commission est d'aider financièrement les prestataires qui se retrouvent dans une telle situation, et non de rendre triviales les dispositions même de la législation qu'elle invoque dans cette affaire.

    La décision contestée des arbitres (affaire no 550) datée du 28 novembre 1996 à Etobicoke est annulée et, parce qu'ils ont erré en droit, je rends la décision que le conseil arbitral aurait dû rendre.

    L'appel de Leonard W.H. Chan est accueilli et la Commission doit faire commencer sa demande de prestations le 28 mai 1996, parce qu'il avait un motif valable selon la jurisprudence énoncée dans Procureur général du Canada c. Albrecht [1985] 1 C.F. 710 quant à la demande de prestations en retard (pour paraphraser et renverser la pièce 1).

    F.C. Muldoon

    Juge-arbitre

    Ottawa (Ontario)
    Le 8 octobre 1998

    2011-01-16