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  • Jugement de la Cour d’Appel Fédérale #A-1036-92, A-1037-92, A-1039-92 - JOSEPHINE, WHITE, GERALD, ORCHOWSKI, STANLEY, WYLIB, NELSON, STRUK, JAMES, MORRISON, GREGORY, MADRY, JOHN, RAPSO, ANTONIO, GAMBOA, JANIE, HARDING c. SA MAJESTE LA REINE

    JUGEMENT DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE

    Daté :
    le 14 janvier 1994

    Dossier :
    A-1036-92 / A-1037-92 / A-1039-92

    Décision du juge-arbitre :
    CUB 21236 / 21238 / 21237

    « TRADUCTION »

    CORAM :

    LE JUGE EN CHEF
    L'HONORABLE JUGE HEALD
    L'HONORABLE JUGE LINDEN

    A-1036-92 (CUB 21236)

    ENTRE :

    JOSEPHINE WHITE, GERALD ORCHOWSKI, STANLEY WYLIB, NELSON STRUK,
    JAMES MORRISON, GREGORY MADRY, ET JOHN RAPSO,

    requérants,

    - et -

    SA MAJESTÉ LA REINE,

    intimée.


    ET ENTRE:


    A-1037-92 (CUB 21238)

    ANTONIO GAMBOA,

    requérant,

    - et -

    SA MAJESTÉ LA REINE,

    intimée.


    ET ENTRE:

    A-1039-92 (CUB 21237)

    JANIE HARDING,

    requérant,

    - et -

    SA MAJESTÉ LA REINE,

    intimée.


    MOTIFS DU JUGEMENT
    ;
    Prononcé par


    LE JUGE LINDEN :

    Ces trois demandes, entendues ensemble, soulèvent la même question principale, qui consiste à savoir si le paragraphe 31(1) de la Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. 1985, ch. U-1 rend les requérants, qui ont été mis à pied juste avant une grève, inadmissible au bénéfice des prestations d'assurance-chômage pendant la durée de la grève. L'article, dont les parties applicables sont soulignées, est libellé comme suit:

    31.(1) Un prestataire qui a perdu son emploi du fait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif à l'usine, à l'atelier ou en tout autre local où il exerçait un emploi n'est pas admissible au bénéfice des prestations tant que ne s'est pas réalisée l'une des éventualités suivantes :
    a) la fin de l'arrêt de travail;
    b) son engagement de bonne foi à un emploi exercé ailleurs dans le cadre de l'occupation qui est habituellement la sienne;
    c) le fait qu'il s'est mis à exercer quelque autre occupation d'une façon régulière.
    (2) Le paragraphe (1) n'est pas applicable si le prestataire prouve :
    a) d'une part, qu'il ne participe pas au conflit collectif qui a causé l'arrêt de travail, qu'il ne le finance pas et qu'il n'y est pas directement intéressé;
    b) d'autre part, qu'il n'appartient pas à un groupe ou à une catégorie de travailleurs dont certains exerçaient, immédiatement avant le début de l'arrêt de travail, un emploi à l'endroit où s'est produit l'arrêt de travail et participent au conflit collectif, le financent ou y sont directement intéressés.
    ...

    Le paragraphe 2(1) de la Loi donne la définition de l'expression «conflit collectif». En voici le libellé :

    2.(1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi «conflit collectif» Conflit, entre employeurs et employé ou entre employés, qui se rattache à l'emploi ou aux modalités d'emploi de certaines personnes ou au fait qu'elles ne sont pas employées.

    Les trois requérants étaient manoeuvres à l'usine Shaw Pipe Protection Ltd. au cours de l'été 1990 et ils appartenaient à la section locale 92 du Construction and General Workers Union. La convention collective avait expiré le 31 mai 1990 et des négociations en vue de la conclusion d'un nouveau contrat avaient commencé. Le 18 juillet 1990, parce que l'employeur avait commencé à distribuer du travail à d'autres usines, les prestataires ont reçu un avis de licenciement qui entrait en vigueur le 27 juillet 1990. Entre-temps, le syndicat a pris un vote de grève les 24 et 25 juillet 1990, lequel a autorisé la grève à compter du 30 juillet 1990. Les requérants ont été mis à pied, conformément à l'avis qu'ils ont reçu, le 27 juillet 1990. La grève a débuté le 30 juillet 1990.

    Au début, les requérants ont reçu des prestations d'assurance-chômage, mais la Commission de l'assurance-chômage (la Commission) a plus tard déclaré qu'ils y étaient inadmissibles au cours de la grève, du 30 juillet au 21 septembre 1990, en application du paragraphe 31(1). Les requérants ont interjeté appel, et trois conseils arbitraux différents ont rejeté leurs appels et confirmé les décisions de la Commission. Les requérants ont alors fait appel auprès d'un juge-arbitre, et chacun des appels a encore été rejeté. En dernier ressort, les requérants ont demandé le contrôle judiciaire. Je suis d'avis que leur demande devrait être accueillie.

    LES QUESTIONS LITIGIEUSES

    On a soulevé trois questions litigieuses dans le cadre de cette demande. La première consiste à savoir si le juge-arbitre a eu raison de conclure qu'il n'y avait pas eu perte d'emploi en l'espèce, étant donné que la perte d'emploi suivie du rappel au travail était, historiquement parlant, monnaie courante. Le juge-arbitre a conclu qu'il n'y avait pas de date précise de rappel, mais il s'est néanmoins fondé sur Albright c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1989), CUB 16604, une affaire dans laquelle on a jugé qu'«une date précise de rappel avait été fixée et il n'y [a] aucun doute que [le] requérant, travailleur à plein temps, aurait été rappelé». Les propos du juge Walsh lorsqu'il a parlé d'«habitude de rappel» en vertu de laquelle les «travailleurs occasionnels» étaient «considérés comme faisant partie de la main-d'oeuvre», n'étaient donc qu'une remarque incidente. En tout état de cause, même si l'analyse était juste, elle ne pourrait s'appliquer que dans les rares circonstances décrites par la Cour. La conclusion tirée dans l'affaire Albright est conforme à l'arrêt Morrison v. Canada Employment and Immigration (1990), 114 N.R. 272 (C.A.F.) dans lequel cette Cour a décidé qu'il n'y avait pas admissibilité aux prestations dans le cas où le requérant avait reçu un avis de rappel, même s'il ne travaillait pas encore.

    À mon sens, les requérants n'ont pas eu un emploi continu après leur mise à pied. Ils ont perdu leur emploi en raison de la mise à pied. Ils étaient à la merci totale de leur employeur en matière de rappel au travail. Le passé renseignait peu sur l'avenir. Il n'y avait aucune date de rappel et aucune preuve qu'ils seraient rappelés, bien qu'ils aient pu entretenir certains espoirs. On a conclu que la simple attente d'un rappel ne suffit pas. (Morissette v. Canada [1991] F.C.J. No. 247, A-692-90). Ils n'avaient aucun droit de rappel, mais s'il y avait rappel, la convention collective imposait un certain protocole. Ainsi, comme l'a si clairement expliqué le juge Pratte dans l'arrêt Gionest c. Commission d'assurance-chômage [1983] 1 C.F. 832 à la page 835, (1982), 5 D.L.R. (4th) 686 :

    On ne peut perdre ce qu'on ne possède pas. Une personne ne peut perdre son emploi si elle n'a d'abord un emploi qu'elle perd subséquemment. Il est vrai que celui qui est sans emploi et qui perd une chance, une occasion d'être employé, perd, en un certain sens, un emploi; mais il ne perd pas son emploi puisque cet emploi n'a jamais été le sien. En l'espèce, les requérants étaient déjà en chômage lorsque l'employeur, en raison des négociations en cours, a retardé l'ouverture de l'usine. Ils n'avaient, à ce moment, aucun emploi et, à cause de cela, ne pouvaient perdre leur emploi. Peut-être avaient-ils, en vertu de la convention collective expirée, le droit d'être rappelés au travail lors de l'ouverture de l'usine. Mais ce droit n'était pas un emploi. Et, en outre, ils ne l'ont jamais perdu : ce droit était conditionnel à la réouverture de l'usine et n'existait qu'après cette réouverture.

    Après l'arrêt Gionest, mentionnons la décision Procureur général du Canada c. Aubin (1991), CUB 17664 (confirmée par la Cour d'appel fédérale (1991), CUB 17664) dans laquelle, parce que l'employeur s'était réservé le droit de mettre fin à l'emploi de la requérante en tout temps en lui donnant préavis, on a conclu que cette dernière «n'y avait aucun droit et n'en a jamais joui.» (Voir aussi la décision Carpentier et autres (1983), CUB 7464). Le juge-arbitre a donc commis une erreur à l'égard de cette question.

    On a dit que la seconde question portait sur les faits. On a soutenu que le juge-arbitre a commis une erreur lorsqu'il a tiré la conclusion «de fait» que la perte d'emploi résultait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif. À mon avis, il ne s'agit pas là du tout d'une question de fait, mais plutôt d'une conclusion de droit fondée sur certaines conclusions de fait du juge-arbitre. Les faits ne sont pas vraiment contestés. Ils se résument à ce que l'employeur, s'attendant à une grève, a réduit la somme de travail accomplie à l'usine et, comme conséquence, il a mis les requérants à pied. De plus, le juge-arbitre disposait d'éléments de preuve selon lesquels, n'était-ce la réduction du travail imposée pas l'employeur, les requérants auraient eu suffisamment de travail. Cette question est par conséquent inextricablement liée à la troisième question, à laquelle j'arrive maintenant.

    La troisième question porte sur la bonne interprétation et l'application régulière du paragraphe 31(1) en l'espèce. On a dit que le paragraphe 31 visait à la fois à préserver la neutralité du gouvernement au cours des conflits collectifs et à éviter l'iniquité qu'il y aurait à utiliser la contribution de l'employeur au fonds de l'assurance-chômage pour financer une grève contre lui. (Voir l'arrêt Hills, p. 212, cité plus loin. Comme l'a affirmé Hickling dans Labour Disputes and Unemployment Insurance Benefits in Canada and England (1975), à la p. 1 :

    La neutralité de l'État doit être maintenue et le fonds auquel les employeurs sont tenus de contribuer ne doit pas être utilisé contre eux.

    Certains ont critiqué ce raisonnement, mais en l'absence de modifications législatives, il demeure le fondement de la politique qui sous-tend l'article 31. (Voir l'arrêt Hills, cité plus loin, à la p. 538; voir aussi les motifs du juge Hugessen dans l'arrêt Caron, cité plus loin, à la page 641.)

    Lorsqu'on interprète la Loi sur l'assurance-chômage, on doit, règle générale, garder à l'esprit le conseil de madame la juge Wilson de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Re Abrahams et le P.G. du Canada (1983) 1 R.C.S. 2, à la page 10, (1913), 142 D.L.R. (3rd) à la page 7 :

    Puisque le but général de la Loi est de procurer des prestations aux chômeurs, je préfère opter pour une interprétation libérale des dispositions relatives à la réadmissibilité aux prestations. Je crois que tout doute découlant de l'ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du prestataire.
    Le même point de vue a été repris par madame la juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Hills c. Procureur général du Canada, [1988] 1 R.C.S. 513, à la page 537, (1988), 48 D.L.R. (4th) 193, à la page 211 :
    Comme la Loi vise à assurer des prestations aux personnes sans travail, il est justifié de donner une interprétation libérale aux dispositions relatives à la réadmissibilité aux prestations, étant donné que la Loi n'est pas conçu pour priver des avantages qu'elle confère les victimes innocentes d'un conflit de travail et compte tenu également du fait que les employés cotisent à la caisse d'assurance-chômage.

    Plus loin, à la page 559, madame la juge L'Heureux-Dubé a étendu la portée de ce principe au-delà de la réadmissibilité aux prestations jusqu'à l'inadmissibilité des employés en vertu de l'ancien article 44 (aujourd'hui l'article 31) :

    ... l'objet de l'article (c'est-à-dire rendre les grévistes inadmissibles aux prestations) ainsi que l'objet de la Loi dans son ensemble (c'est-à-dire fournir des prestations aux personnes qui se trouvent involontairement sans emploi) commandent une interprétation restrictive des dispositions de l'article qui prévoyaient l'admissibilité aux prestations. Comme l'a souligné le juge Wilson dans l'arrêt Abrahams, ... tout doute doit bénéficier au prestataire.

    Ainsi, la Cour suprême du Canada incite les tribunaux à reconnaître le droit des travailleurs aux prestations lorsque le libellé de la Loi laisse un choix.

    Si l'on se concentre davantage sur la question bien précise en l'espèce, on constate, dans l'arrêt Valois c. Procureur général du Canada [1986] 2 R.C.S. 439, (1986), 32 D.L.R. (4th) 381, que la Cour suprême du Canada a permis à certains employés de recevoir des prestations d'assurance-chômage lorsqu'ils ne travaillaient pas parce qu'ils refusaient de franchir la ligne de piquetage d'un autre syndicat en raison des menaces que les piquets de grève leur avaient faites. À la page 444 de l'arrêt, le juge Chouinard a cité en l'approuvant l'article du professeur Hickling intitulé «Labour disputes and Disentitlement to Benefits», publié dans Unemployment Insurance, B.C. Continuing Legal Education Society, 1983. Le professeur Hickling a expliqué comme suit l'article 44 (aujourd'hui l'article 31) :

    Le prestataire n'est inadmissible que si la Commission d'assurance-chômage établit
    (1) qu'il y avait un conflit collectif à l'usine en question;

    (2) que le conflit collectif y a causé un arrêt de travail; et

    (3) que le prestataire a perdu son emploi en raison de l'arrêt de travail.
    Du moment que ces points sont prouvés, le prestataire est inadmissible au bénéfice des prestations tant que l'une des éventualités suivantes ne s'est pas produite :
    (4) la fin de l'arrêt de travail dû au conflit collectif; ou

    (5) son engagement de bonne foi à un emploi exercé ailleurs dans le cadre de l'occupation qui est habituellement la sienne; ou
    (6) le fait qu'il s'est mis à exercer quelque autre occupation d'une façon régulière.
    De plus, une autre possibilité s'offre à un prestataire qui perd son emploi par suite d'un conflit de travail chez son employeur, s'il peut satisfaire aux exigences du par. 44(2). Pour cela, il doit démontrer que ni lui ni aucun membre du groupe de travailleurs de même classe ou de même rang employés immédiatement avant l'arrêt de travail dans l'entreprise touchée par le conflit ne participe au conflit collectif, ne le finance ni n'y est directement intéressé.

    L'avocat de l'intimée a cependant avancé que ni l'arrêt Valois ni l'extrait de l'article du professeur Hickling ne laissent à entendre que l'article 31 exige un ordre particulier de faits. Selon lui, la bonne interprétation du paragraphe 31(1) ne demande pas que les trois premiers événements, considérés par le professeur Hickling comme étant des motifs d'inadmissibilité, se produisent dans l'ordre qu'il leur a donné. L'avocat de l'intimée estime que la présence des trois motifs d'inadmissibilité suffit, indépendamment de l'ordre dans lequel ils se présentent.

    Je ne partage pas son avis. La décision Caron, précitée, appuie d'ailleurs l'approche «séquentielle» du professeur Hickling. À la page 638, les juges Hugessen et Desjardins ont dit ce qui suit :

    En d'autres termes, le paragraphe 44(1) ne parle pas seulement d'une cause, le conflit collectif, et d'un effet, l'arrêt de travail, mais plutôt d'une chaîne de causalité; la première cause, le conflit collectif, est suivi d'un premier effet, l'arrêt de travail, qui lui devient à son tour la cause d'un second effet, la perte de l'emploi du prestataire.

    Dans le même sens que les décisions de la Cour suprême, cette Cour a conclu, dans l'arrêt Létourneau et la Commission de l'emploi et de l'immigration, [1986] 2 C.F. 82, (1985), 24 D.L.R. (4th) 688, que celui qui démissionne deux jours avant le début d'une grève parce qu'il la prévoyait, ne devient pas inadmissible aux prestations d'assurance-chômage en raison du paragraphe 31(1). Le juge Pratte a donné l'explication suivante à la page 86 :

    Le paragraphe 44(1) [aujourd'hui le paragraphe 31(1)] déclare inadmissible le prestataire «qui a perdu son emploi du fait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif». Pour que cette disposition s'applique, il faut donc que la perte d'emploi ait été causée par l'arrêt du travail lui-même. Ce n'est pas le cas ici. Il est logiquement impossible qu'un événement en ait causé un autre si cet autre événement se serait produit même si le premier n'avait pas eu lieu. Comme le requérant avait quitté son emploi avant que la grève ne commence, il était toujours possible que cette grève n'ait pas lieu et, alors, le requérant n'aurait pas retrouvé son emploi. En réalité, le requérant n'a donc pas perdu son emploi «du fait» de la grève; il l'a perdu, plutôt, parce qu'il prévoyait que le grève aurait lieu.
    Le juge Marceau a exprimé son accord aux pages 88 et 89 :
    Or, celui qui démissionne avant le déclenchement de la grève ne «perd pas son emploi» à la manière du gréviste : la perte d'emploi dans son cas est individuelle, elle le rend chômeur et elle est définitive. On n'a plus aucune raison de maintenir à son égard l'inadmissibilité du gréviste : il n'est que justice qu'il ait accès à des fonds destinés à aider des travailleurs qui ont perdu leur emploi et s'en cherchent un nouveau, puisqu'il est exactement dans cette situation; et il n'y a aucune raison de craindre que les bénéfices qu'il peut recevoir influencent son comportement par rapport au conflit ouvrier, puisqu'il n'est pas gréviste et que sa perte d'emploi est définitive. Celui qui démission avant la grève et évite ainsi l'inadmissibilité réservée au gréviste ne contourne pas la volonté du législateur; l'article 44 n'est pas une disposition punitive. Il évite l'inadmissibilité parce qu'en modifiant complètement son état il ne devient jamais gréviste. À moins que la démissionne ne soit qu'apparante...

    Le juge MacGuigan a souscrit à cette opinion à la page 90 lorsqu'il a dit que «le démissionnaire a complètement abandonné son droit de retourner à son emploi» alors que «le gréviste retient ses liens avec son employeur».

    Si celui qui démissionne avant une grève reste admissible aux prestations, il en va de même à plus forte raison pour celui qui est mis à pied avant une grève ou un lock-out. En l'espèce, l'employeur, comme l'employé dans l'affaire Létourneau, prévoyait la grève et il a pris des mesures pour en réduire les conséquences sur son entreprise en attribuant du travail à certains employés et en mettant d'autres à pied. Cette mesure, attribuable à la prévoyance de l'employeur, ne peut être traitée différemment de la même mesure due à la prévoyance de l'employé. Dans chaque cas, le résultat est le même, la fin de la relation employeur-employé. Conséquemment, les requérants n'ont pas perdu leur emploi «du fait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif». Ils l'ont plutôt perdu comme conséquence des mesures prises par l'employeur, destinées, dans son esprit, à réduire les inconvénients d'un arrêt de travail imminent. En d'autres termes, le juge-arbitre a commis une erreur lorsqu'il s'est demandé si les requérants avaient perdu leur emploi du fait d'un conflit collectif, ce qui était évidemment le cas; il aurait dû se demander s'ils avaient perdu leur emploi du fait d'un arrêt de travail dû à un confit collectif, ce qui n'était pas le cas. Ils ont perdu leur emploi parce qu'ils ont été mis à pied dans l'expectative d'un arrêt de travail, et non du fait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif.

    La décision Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada c. Bilodeau (1985), CUB 9830-A, traite de faits exactement semblables à ceux de l'espèce. Le juge Joyal, qui agissait comme juge-arbitre, a dit à la page 4 :

    Cette modification est fondée sur le texte précis de l'article 44. À la date de la mise à pied, soit le 7 avril 1982, il n'existait pas d'arrêt de travail à l'usine. L'arrêt de travail n'est survenu que le lendemain, le 8 avril 1982. Même si l'écart entre le congédiement et l'arrêt de travail n'ait été que de courte durée, on ne pourrait prétendre, pour fins de l'article 44, qu'un arrêt de travail existait. Il importe peu qu'il soit établi que le congédiement ait eu lieu en prévision d'un arrêt de travail qui devait s'effectuer le lendemain par voie d'un «lock-out». Le texte de l'article 44 ne parle pas d'une perte d'emploi en prévision d'un arrêt de travail. Le fait d'un arrêt de travail est essentiel à la perte d'emploi prévue à l'article 44. Dans les circonstances, le motif de l'employeur en congédiant le prestataire n'est pas pertinent à la cause.

    C'était exactement la situation en l'espèce. Je souscris à l'analyse du juge Joyal, qui est en parfaite harmonie avec les décisions plus récentes de la Cour suprême du Canada et de notre Cour.

    Une décision de cette Cour, qui traitait de la situation à la fin d'une grève, est compatible avec l'analyse susmentionnée. Dans l'arrêt Caron c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada, [1989] 1 C.F. 628 (confirmé par [1991] 1 R.C.S. 48 (C.S.C.)), notre Cour a conclu que l'arrêt de travail cessait dès que l'on avait convenu de mettre fin à la grève, et avant même que tous les employés retournent au travail. Le juge Hugessen a donné plus de précisions à la page 638 :

    Il est certain, à notre sens, que l'arrêt de travail dont parle l'alinéa 44(1)a) est le même que celui que mentionne la partie introductive, c'est-à-dire l'arrêt de travail dû à un conflit collectif. Il n'est pas, pourtant, la même chose que la perte d'emploi qu'il cause chez le prestataire. En d'autres termes, le paragraphe 44(1) ne parle pas seulement d'une cause, le conflit collectif, et d'un effet, l'arrêt de travail, mais plutôt d'une chaîne de causalité; la première cause, le conflit collectif, est suivi d'un premier effet, l'arrêt de travail, qui lui devient à son tour la cause d'un second effet, la perte de l'emploi du prestataire. La première cause est, par définition, collective. Le premier effet, l'arrêt de travail, est collectif aussi; il touche plusieurs employés, généralement aujourd'hui tous membres d'une même unité de négociation. Par comparaison la perte d'emploi est toujours individuelle propre à chaque prestataire qui n'a plus «son» emploi du fait de l'arrêt de travail. Même si l'arrêt général a pris fin, il arrive fréquemment que certains employés, voir plusieurs, continuent d'en souffrir les conséquences; ils n'ont donc pas encore repris leurs emplois.
    Mais ce qui caractérise essentiellement l'arrêt de travail de l'article 44 et le distingue de la perte de l'emploi du prestataire est l'aspect «volonté» : un arrêt de travail dû à un conflit collectif provient toujours du fait que l'une ou l'autre des parties au contrat de louage de services ne veut pas l'exécuter. S'il s'agit de la partie patronale, on appelle l'arrêt un lock-out; dans le cas où ce sont les employés qui refusent de fournir leurs services, on parle d'une grève. Dans l'un et l'autre cas c'est le manque de volonté qui constitue l'essence de l'arrêt de travail. La perte d'emploi, par contre, est un phénomène complètement indépendant de la volonté, qui est susceptible de toucher tant ceux qui sont directement impliqués dans l'arrêt de travail, les grévistes ou les employés qui font l'objet du lock-out, que ceux qui n'y sont aucunement intéressés mais qui ont quand même perdu leurs emplois en conséquence.
    Or, à la lumière de cette analyse, il nous semble impossible de soutenir qu'un arrêt de travail dû à un conflit collectif puisse subsister après le moment où les parties au conflit ont manifesté le désir de recommencer l'exécution de leurs contrats de louage de services et ont, en fait, recommencé cette exécution. Si, comme dans le cas présent, la reprise des travaux s'effectue graduellement et par étapes, les derniers rappelés au travail continuent de subir une perte de leur emploi du fait d'un arrêt de travail dû à un conflit collectif jusqu'au moment de leur rappel; toutefois l'alinéa 44(1)a) décrète que leur inadmissibilité aux prestations d'assurance-chômage cesse dès que l'arrêt de travail qui est la cause de leur état de chômage aura pris fin et même si ses effets continuent d'exister.
    Cette approche nous paraît également conforme à la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada [Arrêt Hills et Valois précités.]

    Conséquemment, si les employés peuvent commencer à toucher des prestations dès que la grève est réglée, mais avant que tous soient effectivement retournés au travail, on ne peut refuser ces prestations aux employés mis à pied dans l'expectative d'une grève.

    Tout cela est compatible avec l'objet de l'article 31 et la philosophie qui le sous-tend. En l'espèce, il n'y a eu aucune atteinte à la neutralité de l'État au cours de la grève, puisque les employés en question n'ont pas participé à la grève. Ils ne faisaient même pas partie de l'unité de négociation en grève au moment où la grève a commencé, ayant été mis à pied. Ils n'avaient pas non plus droit de toucher une indemnité de grève. De plus, il n'est pas question en l'espèce de contribution forcée de l'employeur aux employés en grève, parce que les employés en cause n'était pas grévistes, ayant été mis à pied avant le début de la grève.

    Il existe d'anciennes décisions de juges-arbitres incompatibles avec cette jurisprudence, mais, en toute déférence, elles ne sont pas en accord avec les nouveaux arrêts de la Cour suprême ni avec ceux de notre Cour, et on ne devrait plus les suivre. (Voir International Longshorement's Associations (1978) CUB 4769; Peters (1979), CUB 5410; Coull (1984), CUB 8498. Baronette et al. (1991), CUB 19771 (décision confirmée par la Cour d'appel fédérale le 3 septembre 1992, A-594-91, seulement sur la question du paragraphe 31(2).

    Ces demandes seront par conséquent accueillies, les décisions du juge-arbitre en date du 31 mai 1992 seront annulées et les affaires seront renvoyés à un juge-arbitre pour qu'il en décide conformément à ces motifs.



    «A.M. Linden»


    Juge



    «Je souscris à ces motifs,
    Julius A. Isaac, Juge en chef»
    «Je souscris à ces motifs,
    Darrel V. Heald, Juge»
    2011-01-16